La photographie numérique permet-elle de capturer l’objet ?

Publié le 11/08/2023

Soyons directs, la réponse à cette question est non, évidemment. Ce qui me pousse à la poser quand même est le fait que, lors de mon dernier voyage, j’ai pu observer un grand nombre de personnes agir comme si c’était le cas.

Aujourd’hui, le voyage est un bien de consommation comme un autre. Cela fait longtemps que j’ai fait ce constat. Avoir la destination à son actif est plus important que ce qu’on y a vécu ou appris (si on y a vécu ou appris quelque chose). La photographie, bien plus qu’un souvenir, est la preuve de cette possession. Nous pouvons dire que c’est la version moderne et narcissique du tampon sur le passeport. Narcissique oui, car pour que la photo serve de preuve, il est indispensable d’y apparaître en premier plan.

Je pense que ce constat est largement partagé et ne mérite pas un article en tant quel tel. Ce qui me pousse à écrire ce texte est un comportement bien particulier que j’ai pu observer. J’ai vu un certain nombre de touristes, de différentes nationalités, photographier un à un les objets qui se présentaient à eux pendant leurs visites. Il y a celui qui « capture » chaque stalagmite dans les grottes de Saint-Béatus près d’Interlaken en Suisse. Celui qui photographie chaque vitrail d’une église. Et enfin celle qui en quelques minutes « possédera » tous les Klimt du Musée du Belvédère à Vienne. Tout cela sans même vraiment regarder les objets en question. Parfois, ils sont vus uniquement au travers de l’écran du smartphone. (Je ne peux évidemment pas le prouver, mais je serais prêt à parier que bon nombre de ces photos ne seront jamais regardées à nouveau).

Si ce comportement est malheureusement devenu banal, il reste tout du moins étonnant. Pourquoi voyager pendant des heures, débourser des sommes d’argent importantes, pour finalement voir à travers un écran ce qu’une simple recherche sur internet aurait permis de « contempler » dans les mêmes conditions ?

C’est à cette question épineuse que je vais tenter de répondre ici.

Alors, tout d’abord, j’en ai parlé précédemment, il y a le souhait de prouver qu’on « a » le voyage à son actif. Mais c’est une explication largement incomplète, car pour cela quelques photos prises devant les plus beaux monuments sont suffisantes. Il n’est pas nécessaire de photographier minutieusement chaque objet.

Après avoir longuement ruminé, avec un certain agacement je dois l’avouer, sur le comportement de mes semblables, je suis arrivé à une unique hypothèse : photographier ainsi un objet avec son smartphone est un moyen d’obtenir cet objet. De l’avoir littéralement dans la poche.

La logique de consommation, ou autrement dit de la demande, conduit nécessairement à la frustration. Il en faut donc toujours plus. Ainsi, pouvoir dire « j’ai fait l’Autriche » est devenu insuffisant. Il faut maintenant pouvoir ramener à la maison Klimt, les vitraux des églises et même les stalagmites !

Ces objets, ils ne les ont pas vraiment, évidemment. Mais d’une certaine manière ils les ont un peu quand même. Ils les ont dans le sens où ils n’auront pas à effectuer la difficile opération de s’en détacher.

Quelle existence creuse que de vivre sans manque !

S’épargner la sensation de la perdre, c’est un peu garder la chose avec soi. Le principe de chercher un substitut à ce qui nous manque me semble parfaitement naturel. Je pense notamment au doudou, si utile au développement de l’enfant. Ou tout simplement à la photo d’un membre de sa famille, qui donne la sensation que la personne est présente.

Mais le phénomène que j’ai décrit précédemment reste étonnant pour deux raisons. Premièrement, il s’applique à des objets et non à des personnes. Là où l’objet, le doudou ou la photo, permet habituellement de symboliser la présence d’une personne manquante, ici c’est l’objet en lui-même qui manque.

Deuxièmement, et c’est sans doute le plus étonnant, cela s’applique à des objets qu’on ne possédait pas à l’origine. L’enfant qui a besoin de son doudou croit vraiment que sa maman est SA maman. Il perd réellement quelque chose en son absence. Mais le touriste vivait très bien sans Klimt jusqu’à (a)voir son tableau ! Pourtant, une fois devant, il ne peut plus faire autrement. Puisqu’il peut l’avoir, il doit l’avoir. Sinon cela reviendrait à le perdre, ce qui serait insupportable.

En permettant de posséder à l’infini, la photographie numérique génère par la même occasion la sensation de manquer à l’infini. Sensation très angoissante que seul un comportement frénétique et automatique peut compenser.

Il me semble important de préciser que cela ne s’applique pas à la photographie argentique, limitée par la pellicule et impliquant un travail de développement. Même dans la photographie numérique, il est nécessaire de distinguer l’utilisation d’un appareil dédié de celle d’un smartphone. Si les capacités de stockage permettent aujourd’hui de prendre des photos presque à l’infini, avec l’appareil il sera toujours nécessaire de les transférer sur un autre support. Ce qui impliquera sans doute un tri, voire des retouches. Cela favorisa la création d’albums, physiques ou numériques. Cette mise en acte pourra encore tout à fait symboliser quelque chose.

C’est précisément la photographie via smartphone qui permet de croire qu’on capture l’objet (et donc qu’on va le perdre si on ne le capture pas). Le smartphone est littéralement un prolongement, voire un substitut de nous-même : de notre mémoire, de nos relations sociales, de notre identité… Surtout, nous l’avons toujours avec nous. Prendre Klimt en photo revient à prendre Klimt, tout simplement. Le smartphone permet de l’avoir dans la poche. Et comme c’est une photographie « unique », prise par soi-même, cela devient un peu vrai.

Il me reste un dernier fait marquant à partager, qui illustre que ce phénomène a été parfaitement compris puisqu’il est utilisé à des fins lucratives. Grâce à la technologie NFT, qui permet de créer un fichier numérique non reproductible et infalsifiable, le Musée du Belvédère a décidé de mettre en vente une version numérique du Baiser de Klimt. Via une borne à la sortie, il est possible d’acheter l’un des 10 000 morceaux de cette version. Chaque partie étant possédée par un propriétaire authentifié. Ainsi, c’est officiel, pour 1850 euros je peux avoir Klimt !

Pour ma part, n’ayant ni l’envie ni les moyens de m’offrir un tel cadeau, il a bien fallu m’en séparer. Cela n’a pas été facile car ce tableau m’a beaucoup touché. J’ai été fasciné de voir comme la tendresse entre ces deux amants y est palpable. Je n’ai pu m’empêcher de retourner y jeter un coup d’œil juste avant de quitter le musée pour de bon. C’est une perte heureuse, car c’est elle qui permet de voir au-delà de l’objet à posséder et d’y symboliser quelque chose.

Qu’ont gagné ceux qui l’ont capturé ? L’impression de ne pas avoir perdu une chose qu’ils ne possédaient pas. Une sorte de spectre. Nous pouvons voir ainsi le smartphone comme un appendice mort, permettant de stocker froidement ce que nous refusons de perdre.

Ce constat doit-il nous rendre pessimiste ? Je ne le crois pas. Déjà, parce que même si c’est de façon étrange, nous voyons bien que les lieux de culture restent massivement investis. Malgré la prédominance du divertissement, les musées sont à la mode. C’est une bonne nouvelle ! Parmi ces nombreux visiteurs, aucun n’est à l’abris d’être attrapé par quelque chose qui le dépasse.

Aussi, un smartphone, ça se perd, ça se casse. Le manque n’est pas évité pour toujours. Il est sans doute seulement temporisé. Et même si les données sont synchronisées et donc retrouvables, il est probable que la photo non regardée depuis longtemps finisse tout de même par être vécue comme perdue.

 

Pour conclure, le phénomène que j’ai décrit ici permet finalement d’illustrer le fait suivant : nous ne possédons jamais réellement l’objet. Que je paye l’œuvre et l’expose dans mon salon, que je la prenne photo ou que j’en possède une version numérique infalsifiable, je ne fais que m’offrir des moyens de croire que je la possède.

La différence majeure avec le smartphone, est qu’il permet de réaliser cette opération gratuitement. Donc sans aucune limite. Difficile de résister à une telle opportunité…

 

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Quelle existence creuse que de vivre sans manque !

Quelle vie délicieuse a celui qui s’enivre du           .

 

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